Éliminer le carbone de l’atmosphère, solution ou impasse ?

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Les technologies d’élimination du carbone, biologiques ou technologiques, sont un outil climatique. Mais leur efficacité est sujette à caution et elles pourraient servir de prétexte à l’inaction.

Et si on retirait directement tout ce dioxyde de carbone qui s’accumule dans l’atmosphère ? L’idée, longtemps cantonnée aux débats d’experts, séduit de plus en plus. Ces technologies d’élimination du carbone (EDC ou CDR pour Carbon Dioxyde Removal) sont même en passe de s’imposer dans les conférences onusiennes. La COP28 qui a débuté le 30 novembre à Dubaï pourrait, en la matière, marquer un tournant.

« C’est lors de la COP27 [fin 2022] que j’ai vraiment vu beaucoup de discussions émerger autour des CDR, notamment dans les évènements organisés à la marge de la COP officielle. Cette année, le sujet suscite encore plus d’engouement », estime Alexandra Deprez, chercheuse sur la coopération et la gouvernance internationale sur le climat à l’Iddri.

Dans sa lettre à l’ensemble des États et parteaires des négociations, la présidence émiratie de la COP28 mentionne ainsi noir sur blanc les CDR parmi les technologies indispensables pour réduire massivement le bilan de nos émissions de gaz à effet de serre. Plus tôt dans l’année, les États-Unis avaient déjà débloqué 1,2 milliard de dollars (1,1 milliard d’euros) d’argent public pour développer des technologies de CDR innovantes tandis qu’en France, des entrepreneurs et chercheurs de renom appelaient en juillet le pays à investir pour combler son retard sur ses voisins sur le sujet. Au total, vingt-six pays intègrent déjà les CDR dans leurs stratégies de décarbonation, ou envisagent de le faire, recense le World Resources Institute.

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Ces initiatives n’ont, en soi, rien d’hétérodoxe. Le Giec mentionne lui-même dans son rapport sur l’atténuation de 2022 ces CDR comme étant « inévitables » pour atteindre la neutralité carbone. D’une part, parce que certaines « missions résiduelles », comme une partie de celles issues de l’industrie ou de l’agriculture, seront impossibles à supprimer totalement, et devront donc être compensées. D’autre part, parce que nous avons déjà beaucoup trop tardé à réduire nos émissions. En conséquence, parmi les scénarios limitant le réchauffement à 1,5 °C en 2100, il est plus que plausible que nous en empruntions un qui dépasse temporairement cette limite, avant, idéalement, de revenir dans les clous grâce à une phase d’émissions négatives, c’est-à-dire d’élimination d’une partie du carbone atmosphérique.

Multiples techniques de CDR
Lorsqu’on entre dans le détail, cependant, ces CDR présentent une inquiétante ambivalence, entre indispensable outil climatique et dangereux miroir aux alouettes. D’abord parce que leur déploiement est extrêmement incertain. La seule manière efficace aujourd’hui de faire du CDR, c’est-à-dire de retirer et stocker durablement du carbone de l’atmosphère, consiste à utiliser des solutions fndées sur la nature : la reforestation, gestion durable des terres et plantation d’arbres, représente 99,9 % des CDR existant, d’après le rapport The State of the carbon dioxyde removal, publié cette année par une coalition de chercheurs.

Actuellement, ces méthodes permettent de retirer environ 2 milliards de tonnes de CO2 (GtCO2) de l’atmosphère chaque année. C’est peu : dans son rapport sur la neutralité carbone en 2050, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) table sur une montée en régime à 4 GtCO2 capturés par an en 2035 puis 7,6 GtCO2 en 2050. Les scénarios du Giec estiment même, après l’atteinte de la neutralité carbone, un besoin en émissions négatives allant jusqu’à 16 GtCO2 par an. Un niveau exigeant, quand on sait que dans l’année 2022, l’humanité émet 40 GtCO2.

Cultiver des plantes qui poussent en séquestrant du carbone
« Mais ces solutions ne sont pas du tout déployables à l’échelle. Dans les pays du Nord, on n’a plus beaucoup de potentiel pour augmenter la taille desforêts. Et dans les pays tropicaux, la différence est forte entre les engagements et les surfaces réellement disponibles », explique Philippe Ciais, directeur de recherche au Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement.

L’approche de CDR la plus étudiée et prometteuse consiste à utiliser la biomasse : cultiver des plantes qui poussent en séquestrant du carbone. En chauffant ensuite par pyrolyse les résidus de matière organique, on peut les transformer en biochar, un charbon végétal que l’on peut stocker dans le sol. Ses vertus agronomiques peuvent être très bénéfiques à l’agriculture. Le Giec estime que le biochar pourra capter au maximum 2,6 GtCO2 par an.

Le biochar permet de séquestrer de grandes quantités de CO2, tout en augmentant la fertilité des sols. Wikimedia / CC BY 2.0 / Oregon Department of Forestry
La majeure partie du captage doit donc venir d’ailleurs : dans les scénarios du Giec, ce rôle est dévolu aux BECCS, pour bioénergie avec captage et stockage du cabone. Il s’agit cette fois de brûler la biomasse pour produire de l’énergie puis de capturer le carbone en sortie d’usine pour le stocker en profondeur.

Un usage massif de terres
Problème : toutes ces solutions nécessitent l’utilisation d’immenses superficies de terres. Les promesses actuelles d’atténuation des émissions de carbone des États (encore trop timorées) intègrent l’utilisation de CDR qui utilisent environ un milliard d’hectares — soit « plus que les surfaces combinées de l’Afrique du sud, de l’Inde, de la Turquie et de l’Union européenne », selon le Land gap report 2023. Une superficie également comparable aux terres actuellement cultivées dans le monde, d’environ 1,5 milliard d’hectares.

C’est aberration selon les Amis de la Terre. L’ONG évalue pour sa part le besoin en BECCS (Bio-énergie avec capture et séquestration du carbone) dans les scénarios y ayant recours à « 3 milliards d’hectares, soit environ deux fois la superficie des terres déjà cultivées à l’échelle mondiae ». Un risque pour la sécurité alimentaire mondiale de même qu’une gabegie économique, qui détourne des moyens financiers autrement plus efficaces s’ils étaient mis dans le développement de l’énergie solaire, défend leur rapport.

Plus récemment, la recherche et les financements se sont tournés vers une technologie alternative : la capture directe dans l’air du carbone, les DACCS (Direct air carbon capture and storage). Des aspirateurs géants à CO2, ou autres processus industriels se passant du concours des plantes pour filtrer l’air. « Les DACCS montent beaucoup dans l’agenda. Des déclarations du G7 et du G20 y font référence. Et ce sont elles qui ont bénéficié du soutien public massif aux CDR aux États-Unis », dit Alexandra Deprez.

Les CDR au service du greenwashing
Les DACCS, pour l’instant, sont pourtant trop chères et énergivores pour être performantes à grande échelles, souligne l’AIE. Cela clôt les perspectives de déploiement à brève échéance de ces nouveaux CDR. « Les DACCS e les BECCS sont intégrés aux scénarios climatiques à 1,5 °C et 2 °C de façon complètement virtuelle : les coûts et effets secondaires néfastes sont encore très incertains. L’écart entre ce que projette le Giec et ce qu’on sait faire est conséquent », alerte également Laurent Bopp, climatologue au Laboratoire des Sciences du Climat et de l’Environnement.

« Il y a beaucoup de choses illusoires dans la disponibilité en terres pour les BECCS, beaucoup de doutes sur les capacités de stockage géologique du carbone tandis que le stockage biologique est peu efficace. Ces CDR sont intégrés aux scénarios car on demande aux chercheurs de trouver des scénarios à 1,5 °C mais, pour moi, ces hypothèses ne sont pas pertinentes. On est dans une impasse », assène Philippe Ciais.

Le chercheur, comme bon nombre de ses collègues, appelle à poursuivre les efforts pour optimiser les capacités de ces CDR mais alerte sur les dangers d’une dérive technosolutionniste. L’écueil majeur consisterait à utiliser lafausse promesse de développement massif des CDR pour minorer les efforts urgents dans la réduction de nos émissions.

Séquestration géologique : le carbone est injecté à plus d’1,5 kilomètre de profondeur. 1pointfive.com
Cas emblématique : la compagnie pétrolière Occidental petroleum, qui a largement bénéficié des centaines de millions de dollars de subventions versées par Joe Biden, a inauguré la première usine à DACCS des États-Unis. En captant ainsi du carbone, l’entreprise assume ouvertement vouloir « préserver son industrie », ainsi que le rapporte le New York Times. À rebours de l’urgence assénée par les scientifiques de sortir des énergies fossiles.

« Les industriels avancent avec de gros sabots »
Autre dérive : que les CDR ne servent pas en priorité à compenser les émissions résiduelles, mais soient accaparées par des industries soucieuses de verdir leur image. À l’instar de Microsoft qui investit massivement dans les promesses des CDR et affiche son ambition d’être « négativ en carbone » dès 2030.

« Les CDR devraient être considérées comme une ressource rare et réservée aux émissions résiduelles pour les prochaines décennies au lieu d’être utilisées, en toute impunité, pour compenser les émissions actuelles qu’il faudrait plutôt réduire », déplore Alexandra Deprez.

À la COP28, la question de la sortie des énergies fossiles, tabou jusqu’ici lors des COP, sera au cœur des tensions et négociations. L’ONG Carbon Gap, qui plaide pour un développement vertueux des CDR, a fait le déplacement jusqu’à Dubaï pour veiller aux risques de détournement de ces technologies, au programme de nombreuses conférences tout au long de la COP.

« Les industriels avancent avec de gros sabots et envoient un très mauvais message sur les CDR, dénonce Sylvain Delerce, directeur de recherche associé chez Carbon Gap. Il est urgent d’en réguler l’usage, de rappeler que la priorité reste la réduction de nos émissions. Sinon la suspicion retardera leur déploiement massif, pourtant crucal pour limiter au maximum le changement climatique. »

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